Nous sommes en août 2022, et Jason Allen vient de remporter le concours Colorado State Fair Fine Arts dans la catégorie art numérique grâce à son oeuvre intitulée « Théâtre d’Opéra Spatial ». Cet événement, qui aurait pu rester anodin, est pourtant le point de départ d’une prise de conscience collective et de nombreux débats qui ont bouleversé le monde de l’art.
L’histoire d’une polémique
Et pour cause, son auteur n’a ni peint ni conçu cette œuvre puisqu’elle a été générée à l’aide de MidJourney, une intelligence artificielle générative capable de concevoir des visuels esthétiques et de grande qualité à partir de simples mots saisis par l’utilisateur dénommés “prompt” sujet de l’acte créatif.
Dès lors, la remise du prix à susciter le début d’une controverse sur Twitter qui s’est ensuite étendue, à travers le web. Il n’aura suffi que de quelques mois pour que l’utilisation d’outils possédant une technologie similaire se popularise grâce aux nombreuses démonstrations convaincantes sur YouTube et TikTok.
Le débat reste de mise et on constate de nombreux discours élogieux qui annoncent la révolution du geste artistique et d’autres qui dénoncent l’extinction prochaine de l’art tel que nous le connaissions.
L’intégration de l’IA générative dans l’industrie de l’art, et plus globalement dans notre société toute entière, soulève d’importantes questions sur la nature et la valeur de l’art créé par des machines ainsi que son impact sur le futur de l’artiste à l’ère numérique.
Cet article vise à explorer l’impact et les implications potentielles de cette technologie afin de stimuler le débat et de permettre une réflexion sur un sujet encore jeune mais qui aura un impact durable sur notre environnement créatif quotidien.
Qu’est ce qu’une IA Générative ?
Une intelligence artificielle générative est un type d’IA capable de générer de nouvelles données, comme des images, du texte ou de la musique, plutôt que de simplement reconnaître ou classer des données existantes. Pour ceux qui souhaiteraient se pencher sur le fonctionnement des IA Génératives, je recommande l’article de David Louapre “IA génératives et méthodes de diffusion“ et la vidéo qui y est associée.
Sur un plan plus technique, les modèles d’IA générative utilisent des techniques telles que l’apprentissage profond, une discipline du machine learning, qui fonctionne avec le système de Generative Adversarial Network (GAN) mis en place par le chercheur Ian Goodfellow en 2014. (1)
C’est ce qui permet à l’IA Générative d’apprendre la structure sous-jacente d’un ensemble de données, puis d’utiliser ces connaissances pour en créer de nouvelles à partir de celles existantes.
Cette technologie est désormais assez avancée pour que des outils accessibles à tous soient capables de produire du contenu de qualité impossible à distinguer de ceux créés par l’homme.
Quelles sont les applications de l’IA générative aujourd’hui ?
L’utilisation la plus populaire des IA créatives reste la génération d’images et de texte, pour autant, elle est utilisée dans un éventail toujours plus large de domaines comme la musique, l’architecture ou la mode.
La musique générative
La musique générative s’appuie sur des algorithmes d’IA afin de composer de la musique dans une variété de styles et de genres différents, que ce soit de manière semi-assistée ou entièrement automatisée.
De nombreux logiciels existent déjà sur le marché afin de s’affranchir des concepts avancés de théorie musicale et de production : de la simple musique d’ambiance atmosphérique comme avec l’outil Soundraw.io aux symphonies plus complexes comme avec Beatoven.ai.
La génération d’images et de vidéos
La génération de contenus visuels est celle qui crée le plus d’engouement sur les réseaux sociaux. Les internautes ont recours à des programmes d’intelligence artificielle comme Dall-e pour générer des images fidèles à la réalité de personnes, d’animaux et d’objets, ainsi que pour créer de nouveaux styles et des variations d’images existantes.
La dernière nouveauté dans ce secteur est le transfert de style neuronal, qui permet de transférer le style d’une image à une autre. Cette technique peut être utilisée pour créer de nouvelles images qui ont le même style que des peintures, des photographies ou d’autres œuvres d’art célèbres.
Concernant la vidéo, l’art génératif peut être utilisé pour créer des arrière-plans vidéo dynamiques basé sur du texte, ou des animations à partir d’une image fixe. L’IA est également capable de se charger des tâches de montage et de post-production de vidéos avec relativement peu d’interventions humaines.
La génération textuelle
L’utilisation d’algorithmes d’intelligence artificielle pour générer du contenu écrit, comme des articles, des histoires, et même de la poésie offre aux humains des possibilités d’applications titanesques.
Par exemple, il est possible d’écrire une histoire à l’aide de ChatGPT puisque parmi les données d’entraînement figurent de nombreuses œuvres littéraires.
Le résultat généré peut être utilisé comme simple inspiration ou même être publié tel quel, ce qui est le cas de “The Road” le premier livre entièrement écrit par une intelligence artificielle, et mise au point par Ross Goodwin.
Dernièrement, ChatGPT s’est aussi montré capable de débugger du code et de résoudre des équations mathématiques. Le domaine de la création n’est donc pas le seul impacté par cette technologie, bien que les artistes soient les plus menacés par l’arrivée d’une IA “créatrice”.
L’IA Génératrice va-t-elle remplacer l’artiste ?
Il y a encore peu de temps, dans l’imaginaire collectif, on considérait l’art comme une frontière que l’intelligence artificielle ne pourrait jamais franchir puisque la créativité était quelque chose de spécifiquement humain.
Force est de constater que cette frontière s’amincit de jour en jour et alimente les craintes et fantasmes que nous tenons de la littérature et des grands films de science-fiction.
L’éternelle question se reformule en conséquence : la machine est-elle capable de remplacer l’homme dans le domaine artistique ?
L’artiste remplacé
Pour la majorité des entreprises, recourir à une intelligence artificielle pour une tâche créative est souvent bien plus rentable que d’embaucher un être humain. Et ce, à bien des niveaux.
Tout d’abord, l’IA peut exécuter des tâches bien plus rapidement que les humains, ce qui permet à une entreprise d’économiser une quantité précieuse de temps et de ressources.
Ensuite, elle peut fournir un travail exempt de toute erreur humaine comme des fautes d’orthographe ou de syntaxe. Ce qui est particulièrement utile dans les domaines qui nécessitent une publication sans trop de révisions, tels que les publications des réseaux sociaux ou les contenus publicitaires .
Et pour finir, l’intelligence artificielle créative coûte tout simplement moins cher que de payer un salarié. Une IA peut travailler 20 minutes par jour comme 24 heures sur 24, à un prix très avantageux et sans charges sociales ni jours de congés et autres mesures sociales. Une concurrence qu’on peut qualifier de déloyale.
La plupart des formules relatives à ces outils existent à la requête ou sous forme d’abonnement mensuels. Il est donc possible de répondre aux exigences de tout type d’entreprise qui n’auraient pas les moyens nécessaires pour embaucher autrement ou qui chercheraient, tout simplement, à maximiser leurs profits.
C’est pour ces raisons, qu’une diminution de la demande d’artistes humains se fait déjà ressentir sur le secteur créatif. Face à ces outils surpuissants et très rapides, il y a fort à parier sur une diminution de la valeur du travail créatif ou du moins, de sa revalorisation.
Pour l’heure, les artistes commencent tout juste à perdre des opportunités de travail, pendant que les entreprises font leur première expérimentation avec cette nouvelle technologie. (2)
L’artiste augmenté
Pour beaucoup, l’IA reste un outil qui ne s’élèvera jamais au rang de l’homme sur le point créatif, car “elle ne peut pas ressentir ; elle n’est pas dotée «d’élan créateur» ni de subjectivité”. (3) C’est la personne qui l’utilise qui est à l’origine du geste créatif puisqu’il lui transmet ses idées, ce n’est alors qu’un simple exécutant : tout comme le photographe se sert de l’appareil photo pour capturer un concept.
Effectivement, l’intelligence artificielle est dépendante des données qui lui sont fournies et de la configuration de son algorithme. Elle peut, certes, reproduire le style et les techniques d’un artiste (4), mais l’art qu’elle produit dans ces conditions est alors plus proche d’un calcul mathématique que d’un réel processus créatif basé sur des émotions, des intentions, ou des expériences humaines.
L’IA créatrice possède deux avantages non-négligeables pour les métiers du créatifs :
- Elle permet de générer un grand nombre de déclinaisons très rapidement, ce qui permet de mettre en avant des possibilités qui n’auraient peut-être pas été envisagées autrement.
- Elle contribue à l’automatisation de tâches répétitives, comme la retouche photo ou la conception graphique, ce qui confère aux créatifs plus de temps afin de se concentrer sur des aspects plus intéressants de leur travail.
Il s’agirait donc de considérer la venue de cette technologie comme un outil servant à faire gagner du temps à l’artiste et à appuyer sa vision artistique, plutôt qu’un réel substitut.
La question du droit d’auteur
Quelle que soit la position de chacun sur la question du remplacement des artistes humains par l’IA Générative, une chose est claire : son utilisation dans l’art soulève d’importantes questions juridiques et éthiques liées au droit d’auteur et aux droits de propriété intellectuelle.
Il est actuellement compliqué de déterminer qui détient les droits sur ces créations : la personne à l’origine de l’outil qui l’a rendu possible, l’IA elle-même ou la personne qui s’en sert avec une intention précise ?
À cela, s’ajoute le fait que les modèles d’IA créative sont entraînés sur de grandes quantités de données, souvent sans l’accord de leurs propriétaires. (5) Dès lors, peut-on estimer que les créateurs des données utilisées pour entraîner le modèle peuvent revendiquer des droits sur ses résultats ?
L’utilisation croissante de l’IA dans notre société va certainement aboutir à la création de lois et de règlements propres aux caractéristiques uniques de la génération de contenu automatisée. L’objectif principal étant d’établir des directives claires afin de déterminer la paternité d’une œuvre et sa propriété intellectuelle. Pour le moment, certains avancent l’hypothèse d’un domaine public par défaut. (6)
Cependant, il faut aussi souligner le fait qu’il est difficile de faire la distinction entre une œuvre produite par le biais de l’IA et une œuvre qui ne l’est pas. Dans ce cas, il serait compliqué de trancher la question du droit d’auteur si une personne ne déclare pas son œuvre comme étant le fruit d’une machine alors que c’est le cas.
Pour l’instant, ses questionnements restent sans réponse concrète, mais avec la progression toujours plus rapide de l’IA, il sera bientôt urgent d’aborder le problème. D’autant plus que la démocratisation de tels outils auprès du grand public suscite des inquiétudes quant à l’avenir de l’art dans notre culture.
L’IA Générative sera-elle facteur d’émancipation ou d’aliénation de l’art ?
L’IA générative peut être considérée comme une innovation disruptive (7) dans le domaine artistique : c’est une innovation technologique qui pourrait finir par remplacer le processus traditionnel de création et de production artistique, pour le meilleur ou pour le pire.
L’aliénation de la créativité
Que ce soit pour le travail ou dans la vie quotidienne, de nombreux utilisateurs ont déjà adopté l’IA générative. Poussée à outrance, son utilisation pourrait conduire à une dépendance, au détriment des techniques traditionnelles de création artistique. Les conséquences seraient alors multiples pour l’industrie artistique et sa créativité.
Le recours systématique à l’IA créative pourrait conduire à un manque de diversité dans le monde de l’art. Les artistes pourraient se sentir contraints à utiliser l’IA pour créer leurs œuvres afin de rester compétitifs, ou tout simplement de s’adapter au marché, ce qui entraînerait une perte d’authenticité et d’originalité dans l’industrie artistique.
Sur le long terme, il y aurait un risque d’homogénéisation des œuvres créatives lié au fonctionnement des IA. Actuellement, elles sont entraînées sur une grande quantité d’œuvres d’origine humaine. Mais, avec les générations, cet entraînement se fera certainement avec une quantité toujours accrue d’œuvres issues d’autres IA et donc d’œuvres similaires à celles qui existent déjà. Sans nouveautés, le manque de diversité et d’originalité des œuvres produites ne serait plus un terrain fertile pour la croissance de la créativité qui rend cette technologie si fertile.
En outre, cela pourrait également conduire à une dévaluation de l’art traditionnel, car le marché pourrait être inondé d’œuvres générées par l’IA. D’ailleurs, Adobe Stock est la première plateforme à se positionner en ouvrant sa banque d’images à celles générées par des systèmes d’intelligence artificielle. (8)
L’émancipation de l’artiste
L’IA générative a aussi le potentiel d’émanciper l’art en permettant la création de nouvelles formes et de nouveaux styles qui n’auraient pas été possibles avec les techniques traditionnelles et en permettant à des personnes sans expertise artistique de s’exprimer librement.
Fournir des logiciels et des plates-formes faciles à utiliser pour tous permet de rendre la création d’art plus accessible aux personnes handicapées ou présentant d’autres obstacles aux méthodes traditionnelles de création artistique. C’est sur cette constatation que l’art du “prompt” est intéressant : il suffit simplement de fournir un court texte qui permet d’orienter l’IA par rapport au résultat souhaité.
De plus, la musique, les images et les vidéos générées par l’IA peuvent avoir des caractéristiques uniques et imprévisibles qui peuvent inspirer de nouvelles possibilités créatives et de nouvelles formes de performance aux artistes de demain.
Un futur incertain
La plus grande erreur serait de penser que parce que cette nouvelle technologie est plus rapide, moins chère, ou plus pratique, elle signe automatiquement la mort de l’art et de ceux qui la pratiquent.
L’IA générative possède un futur encore incertain. Et si elle a le potentiel de créer de nouvelles formes d’art et de démocratiser le processus de création artistique, elle soulève également des défis sociétaux tels que le bouleversement de l’industrie créative.
Comme disait Melvin Kranzberg en 1986 dans son magazine scientifique Technology & Culture « Une technologie n’est jamais ni bonne, ni mauvaise, ni neutre », c’est la manière avec laquelle nous l’utilisons et les fins qu’elle sert qui font que son impact est sociétalement positif ou négatif.
Ainsi, en tant que membres de la société, il est important de continuer à explorer le potentiel de l’IA générative tout en étant conscient des défis sociétaux qu’elle peut entraîner, afin de prendre des décisions réfléchies qui façonneront un avenir où l’art et la technologie peuvent coexister et s’inspirer mutuellement.
Une technologie n’est jamais ni bonne, ni mauvaise, ni neutre
– Melvin Kranzberg
Sources
(1) Goodfellow, I.J., Pouget-Abadie, J., Mirza, M., Xu, B., Warde-Farley, D., Ozair, S., Courville, A. and Bengio, Y. (2014). Generative Adversarial Networks.
(4) Se référencer au “Portrait of Edmond de Belamy”, 2018 par © Obvious
(5) Cagan, A. : Ia « Génératives » : Les artistes Lancent La contre-offensive, L’Express
(6) Droit d’auteur et copyright : divergences et convergences, Bruxelles et Paris, L.G.D.J., 1993, p. 376-378.
(7) Théorie de Clayton M. Christensen
(8) Raffin, E. (2022). “Adobe Stock autorise les images générées par l’IA : ce qu’il faut savoir.”